L’intercompréhension
Se comprendre sans se comprendre
Retour d’expérience des auteurs⸱rices
Sarah Fourage
Pour « voir », il faut « comprendre », disait Gaby Monet. L’intercompréhension paraît être le préambule de toute relation, de toute connaissance. Suite à la chance qui m’a été donnée de participer à une résidence auprès de 6 auteurs locuteurs de langues différentes, et choisies, Je dirais que l’intercompréhension consiste à créer une disponibilité, une propension et un désir de réception, d’écoute, avant toute tentative de communication. Dans cette disposition je me suis découvert une capacité à « entendre-comprendre » l’occitan et le catalan, perdre mon vocabulaire de castillan, penser à gros traits, ne plus pouvoir parler français, avec jubilation et envie de vivre encore plus longuement cette immersion qui déplace, dépayse, décentre ; décalage préalable peut-être à tout geste artistique. Il se trouve que de tous les participants j’étais la moins polyglotte, la moins en capacité de m’exprimer réellement, (et ne parvenant pas à le faire dans ma propre langue.) Toutefois je n’ai pas vécu, grâce à ce concept et ce travail « d’intercompréhension » de sentiment d’exclusion ou de repli ; les mots qui me manquaient sont devenus de plus en plus pointus et précis. Nous nous sommes compris bien au-delà de mes attentes initiales (ou de ce rêve « abstrait » de se comprendre avant de partir) même si par rapport aux textes produits, littéraires, il paraît essentiel de s’en tenir à la langue originale dans leur réception, et dans un premier temps, surtout dans des langues « choisies » à dessein.
Ces résidences tant virtuelles que présentielles sont à mes yeux une opportunité inouïe de découvrir des processus d’écriture, des gestes artistiques en construction, des obsessions d’auteurs et d’autrices, des parcours et un cheminement singuliers pour tous les artistes en présence. De découvrir aussi que, même au 8è étage d’un appartement dans un quartier d’affaires de Barcelone, ces artistes sont en relation avec la vie, le réel l’engagement, « accordent leurs paroles à leurs actes » comme suggère Triletski dans Platonov de Tchékhov. Le militantisme, le geste sublimé d’une colère, de l’état des lieux d’une société encore et toujours patriarcale et peu sensible à l’écologie, le choix de parler une langue pour contester le rouleau compresseur d’une centralisation politique dirigée par les technocrates, sont autant de choses qui m’ont inspirée et s’il était dans l’idée initiale que les auteurs plus « confirmés » ou âgés forment les plus jeunes, il m’a paru dans ces résidences que c’est la jeunesse qui nous apprend, qui nous guide, qui nous forme et déforme nos formatages d’habitudes et de dénis ; la jeunesse qui, en proie et en prises avec le désespoir ambiant, nous éclaire au soleil de ses dires éclatants.
Aurélia Lassaque
Le projet Navegació Poétique porte bien son nom. Membre d’un équipage polyglotte constitué de poètes, chanteurs, performeurs et dramaturges, nous voilà partis à la quête d’un territoire entièrement à inventer. Ce territoire m’évoque l’Archipel théorisé par Philippe Gardy au sujet de la poésie occitane contemporaine.
Je n’ai jamais auparavant accepté d’écrire sous la contrainte (d’une commande, d’un sujet ou dans une période définie), trop consciente du caractère sauvage et libre des contextes dans lesquels s’est toujours élaborée ma création littéraire. C’est donc en kamikaze que j’ai quitté la rive. Il va de soi que l’année écoulée privée de contacts sociaux, privée des rencontres littéraires et des scènes où je donnais à entendre mes textes n’est pas indifférente à ce que je décide de tenter un projet d’écriture dans des conditions nouvelles.
L’expérience des langues au sein de notre petit groupe s’est avérée drôle et intéressante. Nos échanges à l’oral se sont d’abord, lors de nos réunions en ligne, placés sous une partition assez binaire entre les deux langues les plus parlées par la majorité que sont le français et le castillan. Mais dès lors que nos textes, offrant une grande place au catalan et à l’occitan, ont été partagés, l’expérience est devenue plus riche. Au contact direct des autres auteurs à l’occasion de la résidence à l’Institut Français de Barcelone, je me suis retrouvée à parler dans un sabir douteux à la croisée des quatre langues, où s’est aussi invité l’italien sans mon consentement, incapable de contrôler les influences des langues les unes sur les autres. Un phénomène d’interférence entre langues sœurs, probablement connu des linguistes. Mais dès lors qu’il s’est agit d’écouter chaque auteur commenter son texte, et lire son texte, quelle que soit la langue et quel qu’en soit mon degré de maîtrise, tout me paraissait plus limpide. Comme si nous partagions un langage commun, un métalangage, qui est celle de la littérature et qui se traduit au sein de l’aventure que nous vivons ensemble.
Rodín Kaufmann
C’est un concept qui m’est à la fois étranger et familier. Étranger parce que depuis mon enfance j’évolue dans quatre langues au minimum. Je n’ai aucun souvenir précis d’avoir appris l’arabe, l’anglais ou l’allemand. Le français oui, parce que je l’ai appris à l’école en plus de le parler en famille. Mais les autres langues, elles sont venues à moi sans que j’y pense, et l’intercompréhension est un fait établi de longue date dans ma vie. On arrive toujours à se comprendre. C’est aussi parce qu’en apprenant ces autres langues, il y a eu des moments de compréhension intuitive, que cette idée m’est familière.
Autrement dit, ce n’est pas une nouveauté pour moi. Je pense que l’intercompréhension est bien plus naturelle que son contraire, qui est lui plus souvent le fruit d’une construction politique visant à définir qui fait partie d’un pays ou pas. Si on regarde bien, naturellement les anciens qui parlaient occitan, sous quelle que forme que ce soit, comprenaient aussi les dialectes italiens frontaliers, ou la catalan par exemple. Les langues sont des liquides, miscibles, les frontières sont politiques le plus souvent. C’est à partir du moment où la France invente le mot « patois » qu’elle délanguifie comme on déshumanise, et de fait crée une perméabilité à tout : accent, vocabulaire, etc. Ainsi naissent les « ah mais le village à côté on les comprends pas quand ils parlent leur patois ».
Je ne parle pas une langue régionale. L’occitan, que j’ai reconquis, cet occitan qu’on m’a volé, est une langue, elle n’a besoin d’aucun adjectif hiérarchique.
Aussi, j’ai plaisir à participer à ce projet où plusieurs langues cohabitent, bon gré mal gré. Tout le monde essaye de trouver un terrain commun, moi-même j’aime bien aller sur le terrain de l’autre. Il n’y a pas de règle du jeu. Je pourrais parler uniquement en occitan, mes nos camarades étant tous catalanophones, je leur parle en catalan. J’aime faire ce pas vers l’autre. Sur ces 20 dernières années j’ai fait des concerts dans 36 pays. Il m’est arrivé bien souvent sur le trajet de lire un guide de conversation assimil, pour avoir quelques rudiments en arrivant. Norvégien, chinois, estonien, maori… Je suis invité. Alors c’est mon cadeau : j’ai fait cet effort vers vous, autres, d’apprendre vos mots pour dire : bonjour. Kia ora. Yá'át'ééh
En revanche, ce qui est nouveau pour moi, c’est le cadre. Écrire dans un temps, voire un lieu, imparti, avec des thématiques, fussent-elles larges, est un exercice nouveau.
En tout cas dans le domaine de la poésie. J’ai toujours abordé la poésie de façon instinctive et fulgurante. Je me sens parfois bloqué par ces contraintes, tout en les acceptant, parce que je sais aussi qu’il est bénéfique de bouger les lignes du confort.
J’aborde ce travail de façon plus organisée depuis. Cela reste encore un exercice dans lequel je ne sais pas trop comment j’avance mais j’accepte de ne pas savoir.
Bruno Paternot
Vale vale vale
Notre territoire, c’est notre trésor intime
c’est toujours une reconstruction. Des éléments très concrets et une interprétation.
Chez moi ne peut être que dans ma tête.
Ma langue c’est mon habitation
dans l’affection
sans réalité sociale
au cul la réalité sociale
On entend les textes des uns, des unes et des autres. Puis, si besoin, traduction instantanée.
Du mot à mot ou alors les grands thèmes, les grandes idées.
La traduction rend intelligible le sensible. Ça a son utilité. Ça rend concret, ça aplani.
Une grande différence de langue quand on parle à un locuteur natif ou à un étranger.
Sauf chez Rodin, peut-être parce qu’il est locuteur de partout.
Vale
L’intercompréhension c’est une façon de faire attention à l’autre. De bien veiller à ce que l’autre te comprenne et à ce que tu ai saisi, comme un steak, ce que l’autre veut te dire.
Et c’est très fatiguant.
L’intercompréhension est un endroit de rencontre qui ne marche que si l’humain est placé en avant.
(En visio c’est plus difficile).
Les langues n'ont pas de honte
L’intercompréhension marche quand tu es réveillé et que tu as vraiment envie.
A 22h30, c'est plus compliqué.
Tu as quand même l'impression qu'on t'entend mais qu'on ne te comprend pas.
L’intercompréhension est extrêmement utile pour le travail de tous les jours, pour parler d’élément concrets, comme les droits sociaux des auteur⸱ices par exemple.
ou pour la poésie, parce que de toute façon tu ne comprends vraiment.
Quand j’écris un poème, si je pouvais déjà m’intercomprendre ce serait bien.
Mais pas entre les deux. Si je veux faire entendre ce que je ressens avec une grande précision, cela ne fonctionne pas, on passe à côté de la précision.
Olza et Juana sont parfaitement bilingue (du moins je le perçois comme cela) mais une s'exprime artistiquement en catalan et l'autre en castillan.
D’où vient la langue que tu utilises ?
Questions de diglotie.
Au 4e jour, elles s’échangent les langues créatrices.
Autant l'occitan est la langue minoritaire aujourd'hui et celle des pauvres, autant le castillan en catalogne est la langue des pauvres. L’endroit de la parole de la langue minorisée n’est pas du tout le même si on ne pense pas intersectionalité. Si on ne pense pas nombre + condition sociale + territoire.
Le sabir, la langue romane mesclun, le melting-pot de 3 ou 4 langues pour tout le monde comprenne ne marche pas vraiment. C’est un peu factice. Il a fallu l’essayer. Peut-être parce que cela n’est pas mu, mais porté que par une idée plus-qu’un besoin.